Nigéria
Craignant la malédiction du « juju », rituel vaudou auquel elles sont soumises avant d’aller en Europe, des victimes nigérianes d’esclavage sexuel ne dénoncent pas leurs maîtresses. Mais, certaines sortent petit à petit du silence, grâce à la collaboration de pratiquants du juju.
Identifiée au début des années 1980, la traite des femmes en Europe fait partie des points noirs des sociétés africaines contemporaines. Au nigeria par exemple, cette traite est pratiquée par des « madams ».
Ce sont des femmes adultes qui font voyager des filles de 15 à 30 ans dans des pays européens comme la France, la Russie et l’Italie. Selon des associations, les madams recrutent la plupart de leurs « employées » dans la ville de Bénin City dans l’État d’Edo au sud-ouest du Nigeria. Arrivées en Europe, elles sont contraintes au commerce du sexe.
Le prix d’une passe varie entre 5 et 10 euros afin de rembourser la dette de madam qui oscille souvent entre 10 000 et 20 000 euros. Pour payer la dette, la jeune fille est donc obligée de s’adonner à l’activité sexuelle sous contrôle de madam qui reçoit toutes les recettes jusqu‘à concurrence de la dette.
« J’avais peur du juju »
« Au lieu de pratiquer des emplois sains comme la coiffure comme on nous le promettait, nous utilisons désormais nos corps pour gagner l’argent. Et cet argent va directement dans les poches de madam, car je dois rembourser sa dette », témoigne une fille de 29 ans.
Un quotidien « difficile », déplore-t-elle. Mais, difficile de dénoncer. Pas question de résilier ce contrat. Il faut supporter. Comme elle, beaucoup de filles sont souvent soumises au juju avant de s’envoler pour l’Europe. Pendant le rituel, le féticheur « piège » la fille. Dès lors, se conclut une sorte de contrat que la fille est tenue de respecter à la lettre de peur d‘être maudite à vie par le juju. Et cette malédiction peut s’abattre même sur les parents de la fille.
Pourtant, au Nigeria, il existe l’Agence nationale pour l’interdiction de la traite des personnes(NATPIP). Et les lois nigérianes donnent à l’institution le pouvoir d’arrêter des suspects, de les poursuivre en justice, fouiller des locaux, saisir biens issus de trafic et placer le produit dans un fonds pour les victimes du commerce de sexe.
Mais « avec des victimes trop effrayées pour témoigner, obtenir des condamnations était difficile », explique Julie Okah-Donli, responsable de la NATPIP. « Comment ne pas avoir peur d’une telle divinité ? Moi-même, je pouvais accepter d‘être maudite. Mais, je ne voulais pas être à l’origine de la malédiction de toute ma famille ! Ce qui explique ma résignation », témoigne une autre fille.
Et le phénomène n’en finit pas de faire des ravages. Selon l’Organisation internationale pour les migrations (OIM), entre 2014 et 2016, le nombre de femmes nigérianes arrivant en Italie en bateau a presque été multiplié par dix, et au moins quatre femmes sur cinq ont été contraintes à la prostitution.
Le juju n‘était qu’un simple épouvantail !
D’autres institutions font état de ce que, sur 1 857 victimes accompagnées par des associations en France, 990 sont des femmes venues du Nigeria pour y pratiquer la prostitution.
Une tendance qui pourrait bientôt s’inverser. Tant les victimes commencent à sortir de leur silence. La peur au ventre, une fille a franchi quand même le Rubicon de la peur. « Quand j’ai décidé de témoigner, ma mère avait peur. Pas seulement elle, mais aussi beaucoup de nos voisins », se souvient une fille de 24 ans revenue au Nigeria l’an dernier après 5 ans de prostitution en Russie.
Un exploit rendu possible par la NATPIP. Face au silence et l’absence de collaboration des victimes et de leurs proches qui craignaient la malédiction, cette institution a opté pour un changement de stratégie.
Désormais, il faut composer avec les jujus pour des besoins d’assurance. Et pour les atteindre, la NATPIP doit passer par Oba Ewuare II, chef du peuple Edo dans le royaume historique du Bénin. « Je voulais qu’il rassemble les prêtres juju … Parce qu’il est quelqu’un de bien vénéré et à chaque fois qu’il parle, ils écoutent », explique encore Julie Okah-Donli.
Premiers résultats concrets. « Après la déclaration d’Oba, de nombreuses victimes sont venues pour donner des informations sur leur expérience … pour dire que ce sont les personnes qui ont joué un rôle ou un autre dans la traite », indique Josiah Emerole, chargée des enquêtes à la NAPTIP.
Il y a aussi la lenteur administrative
Ces victimes commencent ainsi à réaliser que le juju n‘était qu’une sorte d‘épouvantail sans effet concret. « Je comprends que c’est faux. J’ai témoigné et il ne m’est rien arrivé », se félicite Florence, une Nigériane résidant en Autriche.
Avant même le programme de la NAPTIP, elle avait réussi à se débarrasser de sa « patronne ». Mariée aujourd’hui, Florence tient à partager son expérience. « Mon mari m’encourage à raconter l’histoire, car il pense que beaucoup de filles ont été trompées. Et des milliers de personnes seront encore trompées si quelqu’un n’en parle pas », déclare-t-elle.
Si des observateurs commencent à saluer ces résultats, la NAPTIP estime qu’elle n’a pas encore de données solides pour fêter ce succès. « Nous connaîtrons l’impact sur le comportement quand nous verrons les données et verrons que moins de personnes partent pour l’Europe », estime Julie Okah-Donli.
Toutefois, l’institution fait état d’environ 34 enquêtes en cours suite sur 36 dénonciations. Et quand bien même la NAPTIP peut obtenir des dénonciations, elle pourrait faire face à d’autres difficultés dont la lenteur administrative et judiciaire.
« Nous avons eu une affaire devant les tribunaux depuis plus de 10 ans. Avec le temps, même les victimes perdent et ceux qui veulent témoigner finissent par perdre espoir », a déclaré Emerole de NAPTIP.
Dans des pays occidentaux comme la France, toute personne reconnue coupable de traite des femmes est passible d’une prison ferme d’au moins sept ans et d’une amende frisant les 150 000 euros.
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